Chers
auditrices et auditeurs du monde entier, je suis Mouroudian Kantè de la
descendance des Premiers Fils du monde. Ceux qui, les premiers, ont dompté le
feu et le fer, en pactisant avec les Esprits de la création. Ceux qui, les
premiers, ont apprivoisé les Forces de l'Invisible. Ceux qui, depuis toujours,
ont acquis le secret de l'Immortalité.
Mon prénom, Mouroudian, signifie le Grand et Long
Couteau. Ce Grand et Long Couteau mythique du Forgeron qui, depuis lawaléla —
la nuit des temps — a coupé le prépuce de plusieurs générations d'hommes qui,
aujourd'hui, ont oublié jusqu'au souvenir de leur histoire. Un souvenir qui
n'est plus qu'un minuscule, pâle et lointain, très lointain point logé quelque
part dans leur subconscient et qui par moments, entre deux cauchemars
apocalyptiques, s'illumine et s'éteint comme un feu-follet.
Mouroudian, c'est aussi cette Épée Mystique,
lumineuse et incandescente dans la nuit noire, tenue par le gigantesque Bras
Invisible, chevauchant dans l'espace et dans le temps, et accompagnant ainsi
les Fils du Feu dans leurs confrontations séculaires contre les forces des
ténèbres ayant maintenant trouvé refuge chez Jéhovah ou Allah. Ces forces
ténébreuses islamisées ou christianisées (par le glaive ou l'appât du gain) qui
ont tout le temps à la bouche cette étrange formule: « nos valeurs », comme si
depuis lawéla, eux et leurs ancêtres n'ont pas liquidé jusqu'aux
réminiscences de ces fameuses valeurs. Mouroudian occupe donc une place
privilégiée dans l'arsenal d'armes destructives dont disposent les djofaga
noumou — les Forgerons-tueurs de fétiches.
La vie elle-même est une longue partie de causerie,
disait Zirinda Djéliba, griot et conteur national de ma patrie natale,
Massakèla, le Pays des Grands Chefs, ancienne terre mythique, devenue plus tard
une colonie nègre de la Mère-France où très tôt nous apprîmes, à l'école de
l'homme à peau blanche, à chanter à tue-tête « Nos ancêtres les Gaulois », ce cantique si cher à nos coeurs alors.
Chères passagères, chers passagers, ô compagnons de
si longue date — vous ne le savez peut-être pas, mais je vous connais depuis
toujours —, bienvenue à bord.
Bienvenue à bord de L'ARBRE À
PALABRE,
le bateau de croisière à remonter Le Fleuve du Temps et de l'Espace,
pour un long, un très long voyage vers des contrées aux couleurs insolites que
vos yeux n'eurent jamais l'heur d'entr'apercevoir, des paysages aux parfums
rares que votre mémoire olfactive a perdus, parce que sortis d'elle au bout de
plusieurs générations d'oubli.
L'oubli, voilà ce qui a jusqu'à présent rendu
l'existence humaine possible. L'oubli, voilà ce qui rend la vie encore
souhaitable. Malheur à qui ne peut oublier!
L'oubli, voilà aussi ce qui a perdu les hommes pour
encore de longs moments à venir. Voilà aussi ce qui perdra l'Humanité à jamais.
Malheur à qui ne peut se remémorer? Car l'ignorance, ô chers compagnons de
route, voilà le grand fléau de ce monde de la modernité. L'ignorance de
l'origine des choses, l'ignorance de la fin de toutes choses, l'ignorance des
secrets du bonheur — le secret des Dieux de la création et des destinées.
L'ignorance érigée en arme idéologique pour maintenir dans les cavernes de la
sous-humanité les consciences asservies à vie! L'ignorance travestie en système
de pensée véhiculée par les machines à propagande du monde moderne. L'ignorance
magnifiée et promue au rang de science et de culte. Ah, les certitudes de
l'ignorance! Les certitudes de la modernité!
Oublier et se remémorer, bienheureux celui qui
arrivera à bout de ce terrible paradoxe!
Comment se souvenir sans haïr, comment se souvenir
sans mépriser, comment se souvenir sans se détourner de la vie, comment se
souvenir sans se transformer en une boule de douleur ambulante, voilà un
challenge à jamais hors de la portée de l'homme du commun.
Chers passagers du navire temporel, enfant d'une
culture où l'oralité porte la couronne de la connaissance généalogique,
aujourd'hui m'échoit la lourde tâche de vous rappeler des vérités anciennes
ensevelies sous le poids insoutenable des âges. Dondianko, biko ani siniko.
La chose ancienne, la chose d'aujourd'hui et la chose de demain.
Chers compagnons de route, aw ni woula, aw ni
woula la baro, bonne après-midi, bonne causerie d'après-midi.
Je me suis fait accompagner des musiciens les plus
doués de cette terre. Que vaut donc un récit sans cette musique royale qui,
avec grâce et majesté, trotte à côté de lui, lui insufflant les arômes à jamais
interdits à l'odorat pollué par l'univers des hommes sacrilèges? Parmi mes
virtuoses du son, vous trouverez des joueurs d'instruments très anciens issus
de ma tradition ancestrale. Vous y trouverez aussi des musiciens qui ont
rayonné ou s'illustrent encore dans le Pays des hommes à peau blanche. Musiques
africaine et eurasiatique, voilà le fond sonore de ce récit épique.
Épico-lyrique, si je puis me permettre.
Tout ce préambule pour trouver les mots justes et
suffisants qui continuent encore à échapper à ma langue lourde mais si loquace,
si habile d'ordinaire.
C'était jadis à Koulounani, la Ville des Quatre
collines, capitale de Massakèla, le Pays des Grands Chefs, à une époque où le
coeur s'embrase pour un rien.
C'était à cette période de ma rêveuse adolescence où
je faisais encore mes premiers pas dans l'initiation à la connaissance de ce
grand piège qu'est devenue la vie des hommes. Et je connus Djinèfolo —
descendant du Roi-Sorcier, le Dernier Roi-Forgeron —, un jeune homme qui m'a
laissé un souvenir impérissable par sa propension à toujours vouloir pousser le
rêve plus loin que le minimum de bon sens ne pouvait le tolérer. Qui plus est,
dans un contexte social où le rêve est un véritable outrage aux bonnes mœurs,
et le rêveur un fou destiné à l'asile psychiatrique. Djinèfolo était en effet
atteint de cette étrange maladie que les hommes à peau blanche appellent romantisme.
Oh!
Outre cette terrible maladie, ce Fils du Feu était
aussi un intraitable rebelle en qui hurlait un cœur de lion et qui, à défaut
de pouvoir changer le monde, a réussi par la seule force de l'Amour et du Rêve
à se tailler un monde à la mesure de ses aspirations, bravant lois sociales et
religieuses, mythes séculaires et préjugés ethniques, et bien d'autres injures
adressées à la volonté et à l'initiative individuelles.
Son vécu prolifique et fort escarpé m'a inspiré ce
récit qui, au départ, n'était rien d'autre qu'une ode à l'amour, à l'amitié et
à la liberté. J'étais surtout motivé par l'ardent désir de montrer que nous
pouvons tourner les pires tragédies, qui nous tombent dessus, en notre faveur
et, tel le phœnix, renaître chaque instant de nos propres cendres. Et offrir
ainsi à ce monde désabusé et efflanqué une histoire qui pourrait à son tour
inspirer n'importe quels homme ou femme, jeune ou adulte, de n'importe quelle
société ou de n'importe quel groupe humain voulant s'affranchir des prisons
réelles ou imaginaires que la vie en communauté ne cesse de mettre sur notre
chemin; les aider à comprendre que dès lors que nous acceptons de rêver et
d'aller au bout de nos rêves, dès lors que nous assumons notre propre vision
des choses en outrepassant les prismes sociaux, nous devenons des références,
pour ne pas dire des dieux, pour ceux-là mêmes qui n'ont jamais cessé de nous
railler et de nous combattre par toutes sortes de moyens imaginables.
Les mystères des voyages de l'esprit, ajoutés à la
pesanteur de notre histoire, m'ont cependant porté dans un monde dont je ne
pouvais un seul instant soupçonner l'existence. Ah, soubahanako!
L'extraordinaire!
AUTRE EXTRAIT:
Du reste, je ne suis ni un hérétique, ni un
mécréant, et encore moins d'une sale race. Je suis de la Race Première. Je
suis:
Nègre et Forgeron
Premier Fils du monde
Plutôt deux fois qu'une
Premier créateur de religion
Premier civilisateur de l'Homme
Démiurge d'hier détrôné par le vil profane
Détenteur des secrets du Fer et des Trois Feux
Celui par la main de qui s'est construit ce monde
Celui par la main de qui à coup sûr périra ce monde
Écoutez et méditez-donc sur l'architecture
pyramidale de ces 9 précédents vers!
Mountaga Fané Kantéka
Odyssées noires
Amours et
Mémoire d'Outre-monde:
La Main de Soumahoro et la mort d'un mythe